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Il y eut un intermède si court qu’il lui laissa peu de temps pour travailler au jardin avant l’arrivée du second couple et que Cadfael se rendit à l’évidence que ses quatre visiteurs s’étaient très probablement rencontrés au coin de son herbarium pour échanger quelques mots aimables, puisqu’ils avaient parcouru ensemble les derniers milles du trajet.
Pleine de sollicitude la jeune fille marchait près de son frère, lui laissant la partie la moins rude du chemin et le soutenant à hauteur du coude gauche, prête à l’aider si besoin était, mais le touchant à peine. Son visage attentif, aimant, était constamment tourné vers lui. S’il était l’enfant chéri dont on s’occupait et elle la bête de somme en pleine santé, elle n’y trouvait manifestement rien à redire. Une fois seulement elle tourna la tête, regardant par-dessus son épaule, avec un sourire différent, plus hésitant. Elle avait l’air toute simple dans sa robe de drap tissé ; ses cheveux étaient nattés sévèrement mais son visage était resplendissant, ouvert comme une rose et ses mouvements, même adaptés au pas de son frère, avaient une grâce et une souplesse propres à un esprit aussi ardent qu’élevé. Elle avait le teint clair pour une Galloise, ses cheveux étaient d’un blond cuivré, ses sourcils plus sombres dessinaient un arc plein d’espoir au-dessus de ses grands yeux bleus. Dame Weaver ne se trompait sans doute pas en supposant qu’un jeune homme qui avait tiré du danger cette jolie jeune fille en la prenant dans ses bras n’était pas près d’oublier cette expérience agréable et ne rechignerait pas à recommencer. À condition bien sûr de détourner assez longtemps le regard de la belle de son compagnon de pèlerinage pour pouvoir essayer.
Le garçon arriva, s’appuyant lourdement sur ses béquilles ; sa jambe droite pendait inerte, le bout du pied tordu, tourné vers l’intérieur, effleurant à peine le sol. S’il avait pu se tenir droit, il aurait dépassé sa soeur d’une bonne largeur de main mais, ainsi voûté, il semblait encore plus petit qu’elle. Il était cependant bien proportionné, c’est du moins ce que pensa Cadfael en le voyant approcher. Il avait le regard méditatif, de larges épaules, des hanches minces et sa bonne jambe était longue, vigoureuse et bien faite. Il n’avait pourtant que la peau sur les os, un peu de poids supplémentaire ne lui aurait pas nui, mais s’il passait ses journées à souffrir, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il mange comme quatre.
Cadfael avait commencé son examen par le pied déformé pour, en remontant, terminer par le visage du garçon qui avait le teint plus clair que sa soeur ; ses cheveux et ses sourcils évoquaient l’or des blés, son visage mince et lisse, l’ivoire, et quand il croisa le regard de Cadfael, ses yeux gris-bleu, très clairs, brillaient comme du cristal entre ses longs cils noirs. Son expression tranquille, très calme, montrait qu’il avait appris la patience et qu’il s’attendait à en avoir besoin pour le restant de ses jours. Dès le premier regard Cadfael comprit sans ambiguïté que Rhunn n’espérait aucune guérison miraculeuse, quels que puissent être les espoirs de dame Weaver.
— S’il vous plaît, dit timidement la jeune fille, je vous ai amené mon frère, comme ma tante me l’a demandé. Il s’appelle Rhunn et moi Melannguell.
— Elle m’a parlé de vous, répondit Cadfael qui, d’un geste, les invita à les suivre dans son atelier. Vous venez de bien loin, dites-moi. Entrez donc, je vais vous installer aussi confortablement que possible pendant que je jette un coup d’oeil à cette jambe. Qu’est-ce qui a provoqué ça ? Une blessure, une chute, un coup de pied de cheval ? Ou un accès de fièvre osseuse ?
Il fit asseoir le garçon sur le grand banc, lui enleva ses béquilles qu’il disposa à côté de lui et le plaça de façon qu’il puisse enfin allonger ses jambes et se détendre.
Le garçon posa sur Cadfael un grave regard attentif et secoua lentement la tête.
— Non, rien de tel, souffla-t-il d’une voix basse, claire, virile. C’est venu petit à petit, je pense, mais je ne me rappelle pas avoir jamais été ingambe. Il paraît que j’ai commencé à trébucher et à tomber quand j’avais trois ou quatre ans.
Melannguell hésitait sur le pas de la porte, curieusement semblable au compagnon fantomatique de Ciarann, et son menton reposait à présent sur son épaule.
— Rhunn vous racontera toute son histoire, dit-elle, se tournant presque trop vite. Il vaudrait mieux qu’il soit seul avec vous. Je reviendrai plus tard ; j’attendrai dehors, sur le siège, jusqu’à ce que vous ayez besoin de moi.
Rhunn, dont le regard clair et brillant évoquait le soleil traversant un glacier, lui adressa un sourire chaleureux par-dessus l’épaule de Cadfael.
— Va, dit-il, c’est une si radieuse journée. Pour une fois que je ne jouerai pas la mouche du coche, tu devrais en profiter.
Elle lui jeta un long regard inquiet, mais elle était déjà à moitié convaincue et, satisfaite de le savoir en de bonnes mains, elle s’inclina hâtivement et se sauva.
Les deux hommes restèrent seuls, encore étrangers l’un à l’autre, mais désireux de se connaître mieux.
— Elle va rejoindre Matthieu, dit Rhunn, certain d’être compris. Il s’est montré bon envers elle – et envers moi aussi. Une fois il m’a porté sur son dos pendant la dernière partie de la route, jusqu’à notre logement. Il lui plaît bien et elle aussi lui plairait si seulement il la regardait vraiment. Mais il ne prête attention qu’à Ciarann.
Cette candeur naïve pourrait bien lui valoir une réputation d’innocent, ce qui serait mal le juger car – du moins Cadfael l’espérait-il – le jeune homme disait ce qu’il pensait à condition d’avoir pris la mesure de son interlocuteur – et il voyait plus clair que beaucoup, tant il avait besoin d’observer et d’enregistrer pour occuper ses journées.
— Ils étaient là ? demanda Rhunn, bougeant obligeamment pour permettre à Cadfael de lui enlever ses longs hauts-de-chausses, depuis les hanches jusqu’à sa mauvaise jambe.
— Ils étaient là. Oui, je suis au courant.
— J’aimerais qu’elle soit heureuse.
— Elle a en elle de quoi être très heureuse, répondit Cadfael sur le même ton, presque sans le vouloir.
Le garçon répandait une qualité de lumière qui rendait les réponses spontanées naturelles, presque inévitables. Il y avait en lui, semblait-il, une légère insistance à parler d’« elle ». Rhunn n’espérait guère être heureux un jour, mais il tenait à ce que sa soeur le fût.
— Fais attention, maintenant, dit Cadfael, se penchant sur l’objet de ses soins. C’est important. Ferme les yeux, mets-toi autant que possible à l’aise et dis-moi quand je trouverai un endroit douloureux. D’abord, comme ça, au repos. Tu as mal, là ?
Docile, Rhunn ferma les yeux et attendit, respirant doucement.
— Non, pas pour l’instant.
Parfait, car il était détendu et confiant, et au moins pour l’instant, il ne souffrait pas. Cadfael se mit en devoir de lui palper attentivement toute la cuisse et le mollet de sa jambe blessée, pour comprendre de quoi il s’agissait. Ainsi étendu au repos, le membre tordu retrouva partiellement son alignement normal et s’avéra bien formé, même s’il ne souffrait pas la comparaison avec la jambe gauche. Ici les orteils se tournaient en dedans et des contractions de muscles durcissaient le mollet. Cadfael les situa, y enfonçant profondément les doigts, luttant avec ces tissus rigides.
— Là, je sens quelque chose, dit Rhunn, respirant profondément. Ça ne ressemble pas à ce que je sens ordinairement, mais c’est douloureux. Pas de quoi pleurer, cependant. Une douleur franche...
Cadfael s’huila les mains, passa doucement la paume sur le mollet atrophié, et se mit à l’ouvrage en se servant fermement de ses doigts, forçant à travailler des tendons inertes depuis des années, si l’on exceptait ces orteils crispés, touchant à peine le sol. Il prit tout son temps, cherchant patiemment les noeuds de résistance. Il sentit des tensions anormales, qui refusaient de céder pour le moment. Laissant ses doigts oeuvrer sans brutalité, il s’intéressa à d’autres questions.
— Tu t’es retrouvé orphelin de bonne heure. Depuis combien de temps es-tu chez ta tante Weaver ?
— Sept ans, répondit Rhunn presque endormi, bercé par ce massage apaisant. On est une charge pour elle, je le sais, mais elle ne le dit jamais, et elle ne permet à personne de le dire. Elle a un bon métier, mais qui ne lui permet que de subvenir à ses besoins et d’employer deux ouvriers ; elle n’est pas riche. Melannguell travaille dur à s’occuper de la maison et de la cuisine, elle gagne son pain. J’ai bien appris à tisser, mais je ne vais pas vite. Je ne peux rester debout ni assis longtemps. Je ne lui sers à rien. Seulement elle n’en parle jamais, et pourtant quand ça lui prend, elle n’a pas la langue dans sa poche.
— Je le crois sans peine, acquiesça tranquillement Cadfael. Une femme qui a tant de soucis, il est bien normal qu’elle ait parfois la dent dure, sans méchanceté de sa part. Tu sais qu’elle t’a amené ici pour qu’un miracle s’accomplisse ? Sinon pourquoi seriez-vous venus chez nous tous les trois, à petites étapes, jour après jour ? Il me semble pourtant que tu n’attends rien de tel. Tu ne crois pas que sainte Winifred puisse faire des merveilles ?
— Moi ?
Surpris, le garçon ouvrit de grands yeux plus clairs que les eaux transparentes sur lesquelles Cadfael avait navigué bien des années auparavant sur les bords orientaux de la mer du Milieu, le long des sables d’une pâleur lumineuse.
— Vous vous méprenez sur moi, j’y crois. Mais pourquoi moi ? Des gens dans mon cas, il y en a des milliers qui viennent, et des centaines pour qui c’est pire. Comment oserais-je demander à être parmi les premiers ? En outre, ce que j’ai est supportable. Il y en a qui ne peuvent endurer leurs maux. La sainte saura bien qui choisir. Il n’y a pas de raison qu’elle me choisisse moi.
— Alors pourquoi as-tu accepté de venir ? demanda Cadfael.
Rhunn détourna la tête, et ses paupières aux veines bleues comme des pétales d’anémone voilèrent ses yeux.
— Elles le souhaitaient, j’ai donc accepté ! Et puis il y avait Melannguell...
Eh oui, Melannguell, songea Cadfael, qui était si jolie, si vivante, une joie pour les yeux. Son frère savait qu’elle était sans dot et voulait la voir un peu heureuse, bien mariée. Là-bas chez eux, elle travaillait dur à la maison et à la cuisine, on savait que la nièce était sans le sou, et les prétendants n’étaient pas légion. En s’aventurant si loin sur les routes, en se mêlant à une compagnie aussi variée, qui sait si la chance ne montrerait pas le bout de son nez ?
En se déplaçant Rhunn avait mis en branle un nerf coincé et douloureux ; il soulagea sa douleur en s’appuyant précautionneusement contre la paroi. Cadfael remonta les hauts-de-chausses en drap tissé sur la nudité du garçon, le rhabilla décemment et l’aida doucement à poser les pieds, le bon et le mauvais, sur le sol en terre battue.
— Reviens me voir demain après la grand-messe ; je pense pouvoir t’aider, même si ce n’est pas grand-chose. Maintenant reste assis, le temps que je voie si ta soeur t’attend ; sinon, tu peux rester là tranquille jusqu’à ce qu’elle arrive. Et puis je te donnerai une seule potion à prendre cette nuit quand tu iras au lit. Elle calmera la douleur et t’aidera à dormir.
La jeune fille était là, immobile, solitaire, contre le mur chauffé par le soleil ; une ombre planait sur son visage lumineux comme si quelque chose dont elle attendait beaucoup s’était avéré très décevant ; mais quand elle vit sortir Rhunn, elle se leva, en lui adressant un sourire décidé et sa voix était aussi gaie et réconfortante qu’à l’ordinaire tandis qu’ils s’éloignaient lentement.
Il eut l’occasion de les observer tous le lendemain, à la grand-messe, même si, indubitablement, son esprit aurait dû être occupé à des choses plus hautes ; mais il s’obstinait à ne pas dépasser la crête frémissante de la coiffe de dame Weaver et les épaisses boucles brunes de la tignasse de Matthieu. Presque tous les occupants de l’hôtellerie, les nobles qui avaient des appartements séparés tout comme les pèlerins, hommes et femmes, qui partageaient les deux dortoirs communs, revêtaient leurs plus beaux atours uniquement pour cet office de la journée, sans savoir ce qui suivrait. Dame Weaver attachait une attention dévote à chaque parole du service, et à plusieurs reprises elle envoya un coup de coude dans les côtes de Melannguell pour la rappeler à ses devoirs, car celle-ci tournait souvent la tête de côté et son regard se portait plutôt sur Matthieu que sur l’autel. Il était hors de doute que son affection, voire son coeur, était très attirée dans cette direction. Quant à Matthieu, il était tout près de Ciarann, toujours à portée de main. Pourtant, par deux fois au moins, il jeta un coup d’oeil à la ronde, et son regard mélancolique se posa, sans se troubler le moins du monde, sur Melannguell. Cependant la seule fois où leurs yeux se croisèrent, ce fut Matthieu qui se détourna brusquement.
Cadfael jugea, en le voyant se comporter ainsi, que ce jeune homme avait une mission à accomplir : convoyer son compagnon en toute sécurité jusqu’à la fin de son voyage à Aberdaron ; et il n’autoriserait aucune jeune fille à s’en mêler ou l’en détourner.
C’était déjà quelqu’un de célèbre dans la clôture, ce Ciarann. Il n’y avait rien de secret à son sujet. Il parlait volontiers et humblement de lui-même. Il avait d’abord voulu entrer dans les ordres, mais il n’avait jamais pu dépasser le stade de sous-diacre ; il n’était pas parvenu et ne parviendrait jamais à la tonsure. Frère Jérôme, qui aimait à s’insinuer dans le sillage, et d’aussi près que possible, de ceux qui manifestaient une vertu ou une sainteté évidentes, l’avait pratiqué, interrogé, et répétait à profusion ce qu’il avait appris à qui voulait l’entendre, parmi les religieux. L’histoire de la maladie mortelle de Ciarann et de son pèlerinage pénitentiel à Aberdaron était connue de tous. Les rigueurs qu’il pratiquait sur lui-même impressionnaient tout un chacun. Frère Jérôme considérait comme un honneur pour l’abbaye de recevoir un tel homme. Et en vérité, que de force, de ferveur et de véhémence dans ce visage maigre, passionné, dans ces yeux brûlants sous les cheveux noirs un peu trop longs !
Rhunn ne pouvait s’agenouiller ; il resta debout, immobile, stoïque sur ses béquilles pendant tout l’office, ses grands yeux brillants fixés sur l’autel. Dans la douce lumière tamisée de l’église dont chaque pierre réfléchissait déjà l’apaisement d’une journée sans nuages au-dehors, Cadfael remarqua combien le garçon était beau. Les méplats de son visage avaient la grâce et la suavité de ceux d’une fille, l’ondulation de ses cheveux blonds autour des joues et des oreilles frappait par sa pureté angélique. Si cette femme sans enfant était folle de lui et acceptait de négliger son gagne-pain pendant plusieurs semaines en espérant – qui sait ? – qu’un miracle le guérirait, y avait-il lieu de s’en étonner ?
Puisque son regard et son attention s’égaraient, Cadfael renonça à lutter et les laissa s’égailler à leur guise parmi tous ces dévots réunis en assemblée et remplissant la nef de l’église. Il y a dans un grand pèlerinage bien des ressemblances avec une foire ; lui aussi attire tous les badauds qui fréquentent ce genre d’endroit : les tire-laine, les inévitables marchands de reliques, de sucreries, de médicaments, les diseurs de bonne aventure, les joueurs professionnels, sans oublier les escrocs de tout poil. Certains d’entre eux, d’allure plus respectable, préfèrent exercer leur industrie à l’intérieur de la clôture plutôt que de s’installer sur la Première Enceinte comme sur un marché. Il n’était jamais inutile de jeter un coup d’oeil dans les rangs des fidèles, comme les sergents de Hugh examinaient les gens du dehors, très probablement, pour déceler d’éventuels fauteurs de troubles avant qu’ils ne commencent à en causer.
La congrégation avait incontestablement un air de parfaite innocence. Mais quelques exceptions méritaient un examen approfondi. Tiens, par exemple, ces trois modestes artisans qui étaient arrivés presque ensemble et qui n’avaient pas tardé à lier ouvertement connaissance alors qu’ils semblaient ne s’être jamais vus avant : Walter Bagot, le gantier, John Shure, le tailleur, et le maréchal-ferrant William Haies. De petits ouvriers qui s’offraient quelques jours chômés en été, et qui en profitaient sans ostentation, quel mal à cela ? Oui, mais Cadfael avait remarqué les mains que le tailleur joignait dévotement ; il nota qu’il avait les ongles longs et bien entretenus d’un voleur à la tire, ce qui n’est guère recommandé pour un tailleur. Il rangea leurs visages dans un coin de son esprit, celui, rond et brillant, du gantier, comme s’il utilisait la même huile que celle dont il se servait pour ses peaux ; le tailleur, maigre et paisible, dont les cheveux plats encadraient un visage lugubre ; quant au maréchal-ferrant, il était trapu, brun et ses yeux pétillants respiraient l’honnêteté et la bonne humeur.
Peut-être étaient-ils vraiment ce qu’ils prétendaient être ; peut-être pas. Hugh ouvrirait sûrement l’oeil, ainsi que les taverniers prudents de la Première Enceinte et de la ville, qui ne tenaient nullement à la visite de gredins et autres truands qui se proposaient de dépouiller leurs voisins et clients.
Très méditatif, Cadfael sortit de la messe avec les autres moines, et il trouva Rhunn qui l’attendait déjà dans l’herbarium.
Le garçon, assis immobile, laissa Cadfael s’occuper de lui sans dire un mot après qu’il l’eut salué respectueusement. Le rythme des doigts inquisiteurs, massant patiemment les tissus rigides qui provoquaient sa boiterie, avait un effet apaisant, même quand ils s’enfonçaient assez profondément dans les muscles pour lui faire mal. Il reposa sa tête contre la paroi de bois, et petit à petit, ses yeux se fermèrent. La tension de ses joues et de ses lèvres indiquait qu’il ne dormait pas, mais Cadfael put étudier à loisir le visage du garçon tout en lui prodiguant ses soins ; il remarqua sa pâleur et les cernes sombres sous ses yeux.
— Eh bien, as-tu pris ce que je t’avais donné pour la nuit ? demanda-t-il tout en devinant la réponse.
— Non, répondit Rhunn, l’air inquiet comme si on allait le gronder, mais ni reproche ni surprise n’apparurent sur le visage de Cadfael.
— Pourquoi cela ?
— Je ne sais pas. J’ai eu soudain le sentiment de ne pas en avoir besoin. J’étais heureux, dit Rhunn, fermant de nouveau les yeux pour mieux analyser ses actes et ses mobiles. J’avais prié. Non pas que je doute des pouvoirs de sainte Winifred. Tout d’un coup, il m’a semblé que je n’avais même pas besoin de souhaiter d’être guéri... que ce serait mieux d’offrir mon infirmité et ma souffrance, comme ça, et non pour en attendre une récompense. Les gens apportent des cadeaux, moi je n’ai rien d’autre à donner. Pensez-vous que ça puisse être un don acceptable ? C’était en toute humilité.
Il eût sans doute été difficile de trouver, parmi tous les fidèles, une offrande plus coûteuse, songea Cadfael. Il a parcouru un long chemin, suivi une route pénible pour en arriver à comprendre que les privations, la souffrance et les infirmités ne comptent pas, comparées au sentiment intérieur de la grâce et à la paix secrète de l’âme. Acceptation à laquelle chaque être ne peut parvenir que pour lui-même, jamais pour quelqu’un d’autre. La souffrance d’autrui demeure intolérable, si on ne peut la soulager d’une manière quelconque.
— Et tu as bien dormi ?
— Non, mais ça n’avait aucune importance. Je suis resté allongé toute la nuit. J’ai essayé de m’en accommoder dans la joie. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à n’avoir pas fermé l’oeil.
Il couchait dans la salle commune réservée aux hommes, et plusieurs de ses compagnons souffraient très probablement d’une affection quelconque, sans parler des malades, peut-être contagieux, que frère Edmond avait isolés à l’infirmerie.
— Ciarann n’a pas dormi non plus, reprit Rhunn, d’un ton méditatif. Quand il y a eu le silence complet, après laudes, il s’est levé tout doucement de son lit, en essayant de ne déranger personne, et il a commencé à se diriger vers la porte. Ce qui m’a paru vraiment curieux à ce moment-là, c’est qu’il a emporté sa ceinture et sa besace...
À présent, Cadfael l’écoutait très attentivement. Pourquoi diable un homme irait-il s’encombrer de tout ce qu’il possédait s’il cherchait simplement un soulagement quelconque pendant la nuit ? Bien sûr, il se méfiait des voleurs et cette attitude persistait peut-être dans une telle promiscuité, même à moitié endormi, et dans un couvent par-dessus le marché.
— Tu m’en diras tant ! Et ensuite ?
— Matthieu a sa paillasse tout à côté de celle de Ciarann, et même pendant la nuit, il ne s’éloigne jamais de lui. En outre, voyez-vous, il semble savoir d’instinct ce qui contrarie Ciarann. Il s’est levé aussitôt, et il a pris Ciarann par le bras. Ciarann a sursauté, bouche bée, et il a regardé autour de lui en clignant des yeux comme s’il venait de se réveiller. Il a dit tout bas qu’il s’était endormi et qu’il rêvait, et dans son rêve il était temps de reprendre la route. Matthieu lui a pris sa besace, l’a rangée ; ils se sont recouchés tous les deux et tout est redevenu calme. Mais à mon avis, Ciarann n’a pas bien dormi, même après cela ; son rêve a dû trop l’impressionner, je l’ai entendu bouger et se retourner un bon moment.
— Est-ce qu’ils savaient que tu étais aussi réveillé et que tu entendais tout ? demanda Cadfael.
— Je ne peux pas vous dire. Je n’ai pas cherché à me cacher, et j’avais mal. J’imagine qu’ils ont dû m’entendre remuer. Mais bien sûr, je suis resté immobile, ça aurait été un manque de courtoisie.
Ainsi donc, il prétendait avoir rêvé, peut-être pour donner le change à Rhunn ou à quiconque eût été éveillé, comme lui. Il est exact qu’un malade insomniaque pouvait très bien se lever en catimini, par délicatesse, pour ne pas déranger son ami. Mais en ce cas, s’il avait besoin de se détendre un peu, il aurait été obligé de s’expliquer et de sortir, quand son ami s’était réveillé pour l’en empêcher. Au lieu de cela, il avait attribué son geste à un rêve trompeur et s’était recouché. D’ailleurs les somnambules se déplacent silencieusement, un peu comme des voleurs. Et si les apparences correspondaient tout simplement à la réalité ?
— Tu as parcouru une partie du chemin avec ces deux-là, Rhunn. Comment vous comportiez-vous tous ensemble, sur la route ? Tu as dû finir par les connaître mieux que personne ici.
— Ce qui nous a rapprochés, c’est qu’ils allaient lentement comme nous, après que ma soeur a failli être piétinée. Matthieu s’est mis à courir, l’a prise à bras-le-corps et a sauté dans le fossé avec elle. Les autres s’apprêtaient à nous dépasser, à petite vitesse ; après ça nous sommes tous restés groupés. Mais de là à dire qu’on a fini par les connaître... ils sont complètement pris l’un par l’autre. Et puis Ciarann avait mal, et ça ne le rendait pas bavard ; cependant il nous a dit où il comptait se rendre, et pourquoi. C’est vrai, Matthieu et Melannguell se sont mis à marcher les derniers, derrière nous, et il a porté à sa place les quelques paquets qu’on avait, car lui n’avait pas grand-chose. Je ne me suis jamais demandé pourquoi Ciarann parlait si peu, poursuivit Rhunn, avec simplicité, en voyant ce qu’il lui fallait supporter. Et ma tante Alice est très capable de parler pour deux, conclut-il en toute innocence.
Ça oui, et elle s’était sans aucun doute livrée à son péché mignon jusqu’à Shrewsbury.
— Matthieu et Ciarann vous ont-ils jamais raconté comment ils ont fini par se retrouver ensemble ? demanda Cadfael continuant à le masser délicatement. S’ils étaient parents, amis, ou si s’étant simplement rencontrés sur la route, ils avaient décidé de cheminer de compagnie... ? Ils sont à peu près du même âge, ils se ressemblent beaucoup, et en outre, ils ont en gros reçu la même éducation, j’imagine, afin de devenir clercs ou écuyers. Cependant, ils ne sont pas parents, ou ils ne l’avouent pas, et à leur façon ils sont très différents. On se demande même comment ils en sont arrivés à s’embarquer ensemble. C’est au sud de Warwick que vous les avez rencontrés. Ils venaient donc du sud, mais d’où au sud, je l’ignore.
— Ils n’ont jamais parlé de tout ça, reconnut Rhunn, s’intéressant à ce sujet pour la première fois. C’était bon d’avoir de la compagnie en chemin, au moins quelqu’un de solide. Les routes peuvent être dangereuses pour deux femmes avec seulement un infirme comme moi. Mais au fait, maintenant que vous en parlez, on n’a jamais su d’où ils venaient, ni ce qui les liait l’un à l’autre. À moins que ma soeur n’en sache davantage. Certains jours, confia Rhunn, se déplaçant pour permettre à Cadfael de mieux lui masser les muscles de la cuisse, Matthieu et elle étaient très proches et bavardaient dans notre dos.
Cadfael doutait que leurs conversations aient eu le moindre rapport avec la personnalité des deux hommes ; ils avaient plaisir à marcher côte à côte le long des routes de l’été ; la jeune fille se rappelait sans cesse le moment où il l’avait prise dans ses bras et projetée dans le fossé en la serrant contre sa poitrine, lui n’arrêtait pas de contempler cette créature délicieuse, qui avançait d’un pas dansant près de lui, et il se souvenait du poids de ce corps mince, tiède et tremblant dans ses bras.
— Mais pour le moment, il la regarde à peine, avoua Rhunn à regret. Il est trop préoccupé par Ciarann, et Melannguell s’interpose entre eux. Pourtant, il en a du mal à se détourner d’elle.
Cadfael abandonna la jambe déformée et se leva pour nettoyer ses mains pleines d’huile.
— Bon, ça suffit pour aujourd’hui. Mais reste assis un moment et repose-toi avant de partir. Et tu prendras ta potion ce soir ? Garde-la au moins près de toi, et fais ce que tu crois être le mieux. Mais rappelle-toi, c’est parfois une marque de bonté d’accepter de l’aide, de la bonté envers celui qui veut t’aider. Tu tiens vraiment à t’infliger les mêmes tortures que Ciarann ? Non, pas toi, tu es trop modeste pour vouloir passer pour plus brave que tu ne l’es afin que les autres te vénèrent. Alors ne crois pas que ce soit mal de s’épargner une souffrance. Enfin, c’est à toi de juger, et de savoir ce qui te paraît juste.
Quand le garçon reprit ses béquilles et s’éloigna, au long du chemin, en direction de la grande cour, Cadfael le suivit à distance pour voir comment il se déplaçait, sans lui causer d’embarras. Il ne pouvait remarquer aucun changement. Le bout du pied tordu, encore tourné vers le dedans, osait à peine effleurer le sol. Et cependant, il y avait de la force dans ces muscles, malgré les crampes dont il souffrait. Ils n’étaient ni flétris ni atrophiés, comme on aurait pu s’y attendre. S’il était là assez longtemps, se dit le moine, je pourrais l’aider à retrouver l’usage de sa jambe et aussi un peu de souplesse. Mais il partira comme il est venu. D’ici trois jours, tout sera terminé, l’hôtellerie se videra. Ciarann et son compagnon fantôme continueront vers le nord, puis l’ouest en direction du pays de Galles, et dame Weaver ramènera ses petits à Campden. Quant à ces deux-là, qui auraient pu se marier et être heureux si les choses avaient tourné autrement, ils s’en iront chacun de leur côté, et ne se reverront jamais. Comme toujours ceux qui se réunissent en grand nombre à l’occasion des fêtes de l’Église se disperseront après pour vaquer à leurs occupations. Il n’est cependant pas inévitable que rien de tout cela n’ait eu d’effet sur eux.